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EN  2006 : IL  Y  A 100 ANS, LES INVENTAIRES
par Michel BRESSON

 


 

Un très grand merci à M.Bresson pour ce document, les photos et  articles de journaux:


IL Y A 100 ANS

LES INVENTAIRES À SUMENE (et aux environs)

par Michel BRESSON - Janvier 2006

Le récit ci-dessous est surtout inspiré par le texte d’un opuscule intitulé « l’Inventaire à Sumène » écrit en 1906 en commémoration des « Journées héroïques de la Résistance » des 29 janvier, 8 et 16 février de cette année-là (édité à Nîmes par l’imprimerie Malevièle). Assez semblable, un autre livret racontant ces évènements a été écrit par le secrétaire de Mairie Gustave Chabrol (imprimé à Montpellier). Pour compléter ces documents ont également été consultés des journaux d’époque aux archives départementales du Gard et de l’Hérault, ainsi que d’autres documents conservés à l’évêché de Nîmes. Malheureusement, une nouvelle fois, on peut regretter l’impossibilité d’accéder aux archives de l’édition gardoise du journal « l’Eclair », en trop mauvais état.

Les problèmes entre l’Eglise catholique et l’Etat remontent surtout à l’époque de la Révolution. Très vite, les révolutionnaires reprochent à l’Eglise ses rapports trop étroits avec la monarchie. De violentes actions anticléricales ont lieu. C’est Bonaparte qui y met fin en signant en 1801 un concordat. Le Pape reconnaît la République et le gouvernement considère le catholicisme comme la religion de la grande majorité des Français. Les nouveaux évêques sont présentés par le gouvernement au Pape qui leur donne l’investiture canonique. L’Eglise renonce aux biens du clergé confisqués en 1790. En compensation, l’Etat assure un traitement convenable aux clercs. Ce concordat va être appliqué pendant plus d’un siècle.

L’Eglise va être assez proche des différentes monarchies et du régime de Napoléon III. En 1870, la République est rétablie, mais il va encore falloir 9 ans pour que les Républicains soient majoritaires dans les deux assemblées législatives. Beaucoup d’anticléricaux, brimés jusque-là, laissent libre cours à leur haine du catholicisme. C’est par exemple l’époque où est écrite une violente chanson sur l’air de La Marseillaise dont le refrain est « Aux urnes, citoyens, contre les cléricaux, votons (bis) et que nos voix dispersent les corbeaux ! ». Dans les différents refrains, on peut aussi saisir : « Entendez-vous tous ces infâmes croasser leurs stupides chants », « Que veut (…) cette canaille à jupon noir », ou encore « Car ces cafards de vile race, sont nés pour être inquisiteurs », pour conclure par : « Pour sauver le pays, il faut une chambre anticléricale ». En 1881, les lois qui rendent l’école obligatoire, laïque, gratuite sont clairement dirigées contre les établissements religieux, accusés de former des anti-républicains. Dans les écoles publiques, l’enseignement religieux est banni. Il est cantonné au domaine privé. Cependant cela n’empêche pas le pape Léon XIII, réaliste, de dire en 1890 que les institutions républicaines ne sont pas incompatibles avec les exigences de l’Eglise. Message assez peu entendu à Sumène comme on le verra. Cependant, les tensions se calment quelque peu.

C’est l’Affaire Dreyfus (officier d’origine juive faussement accusé d’espionnage) qui remet le feu aux poudres. La presse catholique s’enflamme contre la gauche qui soutient Dreyfus contre l’armée. Aux yeux des républicains radicaux majoritaires, c’en est trop. Ces journaux, qui sont pour la plupart contrôlés par des congrégations catholiques, sont à leurs yeux un danger. Ces mêmes religieux dirigent aussi beaucoup d’écoles et à ce titre ils « corrompent » l’esprit des futurs citoyens. C’est Emile Combes, le nouveau président du Conseil, qui va mener le combat anticlérical. La loi sur les associations votée en 1901 oblige les congrégations à demander à l’Etat une autorisation pour exister. Sur les 59 premières demandes de régularisation, 54 sont rejetées. Beaucoup de religieux sont expulsés (les plus célèbres sont les Chartreux). Le conflit va encore s’envenimer en 1904, lorsque les congrégations perdent l’autorisation d’enseigner. Certaines, en modifiant leur statut, continueront cependant à le faire. De plus, moins souple que Léon XIII, mort en 1903, le nouveau pape Pie X ne fait rien pour calmer un profond désaccord avec le gouvernement au sujet de la nomination des évêques. Cela provoque la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Vatican le 30 juillet 1904. La Séparation devient inévitable.

Le 3 juillet 1905, après plusieurs mois de discussion, la Chambre des députés vote par 341 voix contre 233 la loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Tous les députés du Gard, sauf celui d’Alès, le comte de Ramel, votent pour. Le 7 décembre suivant, le journal alors le plus lu à Sumène, L’Eclair, qui a suivi le débat au jour le jour, évoque le vote définitif du Sénat, obtenu par 181 voix contre 102 la veille vers 6h15. Il indique que la loi a été acceptée dans une grande agitation, la gauche applaudissant et criant « Vive la République », la droite répliquant « Vive la Liberté ». Cet article se termine en disant que « le Concordat a vécu par la faute de vieillards sectaires ». Il se fait aussi l’écho du journal d’extrême droite de Drumont, La Libre Parole, qui précise que « les Juifs et les francs-maçons sont contents, ils ont la loi de Séparation ».

Cette loi est assez modérée. Certes, elle précise d’abord que la République ne reconnaît aucun culte. Ceci explique que les protestants et les juifs la voient plutôt d’un bon œil, car elle met fin à la place privilégiée du catholicisme. Mais il est aussi écrit, dans l’article 1, que la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes. En conséquence, beaucoup de catholiques acceptent également cette loi. Ce faisant, ils se placent dans la continuité des idées de Lamennais qui écrivait, dès le 7 décembre 1830, que la Séparation redonnerait au clergé une totale indépendance sur le plan spirituel. D’un côté, les clercs ne sont plus payés par l’Etat, mais le Pape devient libre de nommer ses évêques. Les propos de Lamennais sont condamnés par le pape Grégoire XVI, qui se place quant à lui dans une autre logique, toujours partagée par beaucoup d’autres catholiques en 1905 : cette loi est une nouvelle étape de la lutte menée par les anticléricaux pour détruire l’Eglise. C’est ce sentiment qui domine à Sumène. Dans l’opuscule sur l’Inventaire, on peut lire ainsi que « la loi promulguée le 19 décembre 1905 a rompu les liens qui unissaient l’Eglise de France à l’Etat. La Fille aînée de l’Eglise renie ce qui fit la gloire de son passé, et la France de Clovis, de Charlemagne, de Saint Louis est aux mains des libres penseurs et des francs-maçons ».

L’opposition à cette loi va en grande partie se focaliser sur l’article 3. Il prévoit que les biens d’Eglise doivent désormais être gérés par des associations cultuelles laïques qui remplaceront les conseils de Fabrique. Cela doit être précédé par un inventaire. Pour les anticléricaux, c’est un moyen de révéler au grand jour les scandaleuses richesses accumulées par l’Eglise. Pour beaucoup de catholiques, c’est un acte de profanation des édifices sacrés. Le 14 janvier 1906, une lettre pastorale est envoyée à tous les prêtres par Mgr Félix Béguinot. Agé de 70 ans, il est évêque de Nîmes depuis 1896. Il rappelle les instructions ministérielles sur la nécessité d’inventorier le contenu du « Saint Tabernacle », et qualifie ce procédé d’irrévérencieux envers Dieu. Il préconise donc que, durant la journée, le saint Sacrement soit retiré de l’église et placé au presbytère, dans une salle décorée en conséquence. Une semaine plus tard, le chanoine Vosgi, curé doyen de Sumène, et les membres du conseil de fabrique reçoivent la notification selon laquelle l’inventaire aura lieu dans son église le 29 janvier (d’après la loi en effet, les autorités religieuses doivent être prévenues au moins 5 jours à l’avance).

Le 24, Mgr Béguinot envoie de nouvelles instructions. Elles indiquent que les prêtres doivent rédiger la formule de protestation suivante : « Nous, soussignés…, curé et membres du conseil de fabrique de …, déclarons que nous n’entendons d’aucune manière donner une application quelconque à la loi de Séparation en ce qu’elle a de contraire aux droits de l’Eglise, ni un acquiescement quelconque à une aliénation des biens de la Fabrique ». Le curé Vosgi n’a plus qu’à annoncer aux fidèles ce qui va se passer, et ce qu’ils doivent faire, conformément aux instructions de l’évêque, à savoir entre autre récupérer les biens qu’eux ou leurs ancêtres ont donnés à l’église et qui ne doivent en aucun cas être gérés par une association cultuelle laïque. Le 28 janvier, en quelques heures, l’église est ainsi dépouillée de ses ornements : lustres, candélabres, statues, … Le crucifix est enlevé après de nombreuses prières. Seules restent sur place les peintures murales, au grand regret d’un Suménois qui voudrait bien emporter les murs…

Le 29 à midi, après une matinée normale, les ouvriers sont mis au chômage pour l’après-midi. A 13 h, la foule remplit l’église. A mesure que l’heure approche, l’angoisse monte. Les choristes chantent, les pénitents revêtent leurs tenues. Le Saint Sacrement est recouvert d’un voile pour être transporté au presbytère. L’opuscule « L’inventaire à Sumène » parle à ce sujet de « Dieu proscrit contre lequel s’acharne la haine des méchants ». Il fait beau. La procession à travers les rues commence. Les cloches sonnent à toute volée. Un cierge à la main, le maire, le très catholique M. Foulquier, élu depuis 1883, et les autorités locales défilent également. De nombreuses prières permettent d’attendre l’heure de l’arrivée de l’agent des domaines. Puis, comme il est écrit dans le livret sur l’Inventaire, « les cloches se mettent à chanter le deuil de nos âmes, à l’approche du moment où l’attentat contre nos libertés et nos croyances religieuses va être commis ».

Une partie de la foule, estimée à 1000 ou 2000 personnes selon les sources, est maintenant sur le perron de l’église, une autre se trouvant à l’intérieur avec les autorités. Tous attendent de pied ferme « l’heure du calvaire, le moment solennel où le Juste a expiré sous les coups de ses ennemis ». Le receveur, M. Fortin arrive. Il se trouve face à une foule compacte. Là, les versions divergent. Selon le journal de gauche Le Petit Méridional, la foule est exaltée. Le « sympathique et aimable receveur » est accueilli aux cris de « A mort, à mort ». Il est ensuite bousculé et reçoit une violente poussée. Ce journal ajoute : « On se demande si le maire de Sumène n’a pas encouru une très grande responsabilité ». Il évoque le fait que son devoir était de protéger la vie menacée d’un fonctionnaire dans l’humble exercice de la loi, mais qu’il brillait par son absence. On l’accuse d’avoir favorisé ce rassemblement en ayant donné congé au personnel de sa mine, aux filateurs et aux ouvriers. Il est ensuite écrit « Qu’en pensent ces messieurs, si les fanatiques avaient pu mettre à exécution leurs menaces de mort ? Nous n’accusons pas la foule, mais ceux qui la dirigent. C’est une belle application des paroles de l’Evangile : aimez ceux qui vous haïssent et vous persécutent ». Le Petit Méridional accuse aussi le curé d’avoir joué un rôle ambivalent : il aurait donné des assurances au contrôleur tout en laissant « pénétrer dans l’église des gens avec des gourdins avec lesquels on devait bénir le fonctionnaire ». Il poursuit en disant que cette manifestation était finalement un guet-apens mûrement préparé, et évoque « la présence de nervis du Vigan, les mêmes sans doute qui ont assommé le député Pastre, des piliers de correctionnelle, embauchés par le fils d’un habitant de Sanissac », arrivés par le train de 2 h et repartis par celui de 5 h. Il conclut en disant que la journée s’est terminée à 6 h par une procession d’action de grâce.

Bien sûr, L’Eclair et les deux opuscules sur l’Inventaire sont en total désaccord avec ce récit. Selon eux, M. Fortin a bien trouvé face à lui une foule qui l’a empêché d’entrer malgré ses trois sommations, mais il est précisé « qu’un seul cri a été entendu : vous n’entrerez pas, vous n’entrerez pas ». Cette deuxième version est cependant obligée de reconnaître que le receveur a préféré partir « devant une foule qui commence à s’exciter ». Cette divergence suffit à faire écrire à l’auteur du livret l’Inventaire à Sumène que le correspondant du Petit Méridional est un « infâme menteur, à l’image de son maître, le hideux Voltaire ». Il explique cette volonté de désinformation par la « rage impuissante » du camp ennemi qui n’a pu se « repaître de catholiques » déférés devant les tribunaux car il n’y a pas eu d’actes délictueux. Concernant les personnes armées de gourdins, il est dit que ce n’étaient que « de bons vieux » âgés de plus de 80 ans « dont le corps débile avait besoin d’une canne pour le soutenir ». Quant aux nervis du Vigan, au nombre de 5 ou 6, ils sont décrits comme de jeunes catholiques venus de leur fait et n’ayant pas peur de défendre leur foi. Cette critique se poursuit en disant que les Suménois ne sont pas « comme les socialistes, un troupeau d’esclaves soumis au mot d’ordre d’un comité occulte », mais d’ardents catholiques prêts à perdre une demi-journée de travail pour protéger leur église. En conclusion sont reproduites deux citations de la Bible : « Oeil pour œil, dent pour dent « et « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voulez pas qu’on vous fasse ».

Ce livret est aussi plus précis sur la fin de cette journée du 29 janvier. Il indique que vers 6 h, toutes les fenêtres s’illuminent et qu’on se prépare à ramener le Saint Sacrement dans l’église. Un flambeau à la main, de nombreux Suménois organisent une procession en chantant « pour le Christ soyons soldats ». « Sur la place du Plan, un fleuve de lumière encadre la Croix Rédemptrice et le ciel constellé d’étoiles semble moins éclatant que la terre à cette heure de triomphe ». Par crainte d’incidents, les autorités suménoises auraient souhaité abréger ce défilé, mais la foule aurait répondu « pour la première fois, Monsieur le curé, nous vous désobéissons », et la procession arrive à 7h15 à l’église. Quelqu’un prononce alors ces paroles : « Seigneur, la France que vous aimez est malade. Si vous voulez, vous pouvez la guérir ».
Le jeudi 8 février, M. Fortin fait une deuxième tentative d’inventaire. Il espère éviter les moyens violents. Prévenus, les Suménois sont en alerte. A 10 h, les cloches sonnent à toute volée, puis c’est le tour du tocsin. Les paysans descendent des campagnes, la foule envahit la place de l’église. M. Foulquier est cette fois très visible, se promenant au milieu de la population. Il craint probablement des incidents, car beaucoup ont été choqués par l’image que les journaux de gauche ont donné d’eux. Le curé Vosgi, entouré de ses vicaires, sort sur le perron. Il demande aux paroissiens de rester calmes pour ne pas justifier les accusations dont ils font l’objet. Il ajoute que la loi de Séparation est faite par les hommes et donc qu’elle est passagère, contrairement à celle de Dieu. A 11 h, des enfants font sonner les cloches. Le contrôleur arrive alors. Les Suménois resserrent les rangs devant l’église barricadée. Il se retire une nouvelle fois. Tout le monde sait maintenant que seule la force fera céder les fidèles. Le Petit Méridional évoque cette journée de manière beaucoup moins polémique. Il indique que la population a réservé un accueil plus favorable au représentant de l’Etat. Il précise même que l’usine Ducros-Teulon n’a pas chômé, et que le gendre de M. Arnassan a servi de chauffeur pour que les ouvriers qui voulaient assurer leur travail puissent le faire. Il conclut en disant qu’il serait bon que tous les industriels fassent de même.

L’exemple de ce qui peut désormais se passer vient de Ganges. Les inventaires y ont lieu le 9 février. L’Eclair accuse le conseil municipal, de tendance « huguenote », d’en avoir facilité la réalisation en faisant venir la force publique. Dès ce même jeudi 8 au soir, de nombreux gendarmes arrivent. Ils sont renforcés par des troupes du génie qui sont convoyées par le train de 21h30. Ils sont escortés vers la mairie par les « mouchards protestants de tout poil qui braillent l’Internationale à laquelle répondent les catholiques qui crient vive l’armée, voleurs, mouchards ». A 3 h du matin, les troupes bloquent toutes les voies d’accès à l’église. Les cloches sonnent, la foule accourt. A 9 h, ce sont les routes qui mènent à la ville qui sont coupées. Une heure plus tard, l’agent du fisc arrive. Le commissaire de Police s’approche de la porte de l’église, dans laquelle est enfermé le curé. Il fait les 3 sommations réglementaires. Les portes ne s’ouvrent pas. Il faut entrer en force. La foule de 3000 personnes qui sont bloquées par les forces publiques gronde de plus en plus à mesure que les soldats s’attaquent à la porte. Vers 11h15, elle cède. C’est alors qu’arrive le conseiller général, le Vicomte de Rodez. Il parlemente pour que les soldats n’entrent pas. Seul l’agent du fisc pénètre donc dans l’édifice religieux. Il se retrouve face au curé qui lui lit une protestation, et aux membres du conseil de fabrique. Parmi eux se trouve Antoine Saby, qui est aussi président de celui de Sumène (cela est pour lui une sorte de répétition avant ce qui va se passer dans notre ville). Dans l’église est dressé le catafalque de deuil et le fonctionnaire peut lire, placée sur une croix, l’inscription suivante : « La liberté se meurt. A bas les francs-maçons, à bas les casseroles ». Créés au XVIIIème siècle, les francs-maçons sont considérés par les catholiques comme une secte occulte dont le rôle principal est de faire disparaître leur religion. Il est vrai que cette structure politique cultive le secret et qu’elle inspire la politique anticléricale de nombreux hommes politiques radicaux qui en font partie. Quant au mot casserole, il fait référence au scandale qui a fait tomber le gouvernement d’Emile Combes, chef des anticléricaux, le 1er janvier 1905. Ce qu’on a appelé « l’Affaire des Fiches » a été causée par la révélation de l’existence d’un fichier établi à la demande du ministre de la Guerre par la franc-maçonnerie. Tous les officiers s’y trouvaient classés en fonction de leur opinion religieuse. L’article de L’Eclair se termine en disant que les catholiques se souviendront du maire, M. Bouisson, « sectaire et protestant ».

Ce même 9 février, 80 Suménois commencent à barricader la porte de l’église à l’aide de poutres, de madriers, de troncs d’arbres, d’essieux de charrettes, etc… Le lendemain, un panneau est apposé sur la porte. On peut y lire la devise de Sumène : « Ayant Dieu pour défense nous ferons résistance ». Le dimanche 11, il neige. Pour aller à la messe, les paroissiens doivent passer par les petites portes. Le soir, les travaux pour se barricader se poursuivent. Comme on ne sait pas quand la troupe viendra, des hommes passent la nuit auprès du Saint Sacrement placé dans la sacristie. Ils font « comme jadis les chevaliers » qui faisaient la « veillée des armes » pour « soutenir les combats du Seigneur ». Le récit du livret sur l’Inventaire se poursuit, dithyrambique, évoquant l’histoire d’un de ces « braves » qui a passé la nuit dans l’église. Rentrant chez lui, il aurait dit à son fils : « Mon enfant, je viens de travailler pour la défense du Bon Dieu. Si un jour tu ne devais pas faire comme moi, je préférerais te perdre ».

Le lundi 12, l’église est totalement barricadée. Seule une petite porte latérale permet encore d’y entrer. Par crainte d’une mauvaise surprise, des personnes montent la garde jour et nuit. Le 14, un gendarme du Vigan apporte au maire un arrêté du sous-préfet lui demandant d’assurer l’ordre, d’organiser l’isolement de l’église, de protéger et d’aider l’agent des domaines et d’assurer le logement des troupes. M. Foulquier a 2 heures pour se décider. Faisant référence à sa conscience de catholique et aux vœux de la population, il refuse. Il ajoute néanmoins qu’il offre une aide morale pour aider au retour au calme. C’est donc le préfet qui se substituera au maire. Le même jour, le bruit court que la troupe va arriver. Signe de grande excitation, la foule se masse. On surveille le train, mais aucune personne suspecte n’en descend. Le 15, un drapeau tricolore cravaté de crêpe est placé sur le clocher. On sait maintenant que les inventaires auront probablement lieu le lendemain. Le soir, des nouvelles arrivent enfin de Nîmes sur la manière dont va se dérouler l’opération. Les Suménois apprennent qu’un train spécial de 450 hommes devrait arriver le lendemain à 10 h. Trois cents personnes vont occuper l’église cette nuit-là, malgré le froid, avec des provisions pour pouvoir tenir un long siège.

La cruciale journée du 16 février 1906 débute par un chemin de croix, effectué dans l’église peu après minuit. A 1 h, on apprend la confirmation des préparatifs militaires à Nîmes. Les cloches sonnent, des bombes sont tirées dans les vallées proches de Sumène pour prévenir la population des campagnes. Des paysans descendent du Pouget, du Castanet, de Sanissac, de Metges, de Sounalou et de la vallée du Rieutord. La foule se masse sur la place pour empêcher la gendarmerie de la bloquer, comme à Ganges. L’église se pare des décorations de deuil. A 4 h, une messe est célébrée pour les morts de la paroisse. A 8 h, de nombreuses personnes accourent, envahissant les maisons, montant sur les toits. Des hommes s’installent aussi sur le clocher, qui est un excellent poste d’observation. L’angoisse monte. A 10h15, le tocsin redouble d’intensité car les 450 militaires arrivent en gare : 105 gendarmes, dont 50 à cheval, 30 artilleurs, 200 fantassins du 40ème RI de Nîmes et 12 sapeurs du 7ème Génie d’Avignon. Ces militaires sont sous l’autorité du commandant Gaudemard, qui est secondé par 4 capitaines. Ce déploiement de force surprend les Suménois, qui le jugent disproportionné. En effet, la population de la commune s’élève à 2500 habitants, ce qui fait 1 militaire pour 5 personnes. Mais aux yeux des journalistes de l’Eclair, cela prouve que la foi suménoise inspire de la crainte aux autorités.

Les soldats mettent plus de 30 minutes pour descendre du train. Ils se mettent donc en marche à 10h40. Ont-ils la crainte d’être bombardés par des projectiles venant du clocher comme l’affirment certains ? En attendant, la foule crie « Vive l’armée ! ». Les soldats ne sont pas jugés responsables de la situation, et beaucoup de Suménois ont du respect pour le 40ème RI dans lequel ils ont fait leur service militaire. D’ailleurs, les conscrits qui y sont alors affectés n’ont pas été envoyés dans leur ville d’origine, car, selon les affirmations de L’Eclair, « ils auraient préféré la prison ». Après 10 minutes de marche, la troupe arrive sur la place de l’église. Ils y trouvent le Maire, ceint de son écharpe. Le sous-préfet et le procureur de la République sont également là, ainsi que de nombreux photographes arrivés à bicyclette. Les 600 personnes enfermées dans le bâtiment religieux écoutent alors le curé qui leur enjoint de rester calmes. A l’extérieur, les militaires isolent la place en refoulant la population. Les balcons et les fenêtres abritent de plus en plus de monde. Les autorités se saluent mutuellement puis le maire, M. Foulquier, fait savoir qu’il remet entre les mains du Sous-Préfet ses pouvoirs en lui remettant symboliquement son écharpe. Mais il rappelle aussi qu’il agira pour étouffer toute manifestation d’hostilité. Un accord tacite existe donc de part et d’autre pour éviter tout débordement et de manière à ce que l’honneur de chacun soit sauf.

A midi, le commissaire spécial de la République chargé de faire l’inventaire demande par 3 fois qu’on lui ouvre les portes de l’église. La réponse est bien sûr négative. Conformément aux ordres du sous-préfet, il convient donc de fracturer la porte principale. L’irréparable va être accompli. Le Maire appelle ses concitoyens au calme et conclue son discours en disant : « Et maintenant, mes amis, que la volonté de Dieu s’accomplisse ». Il est acclamé par la population et les autorités lui serrent la main. Les sapeurs s’approchent. Il est 12h30. Les Suménois chantent maintenant une parodie de l’hymne révolutionnaire « Le Chant du Départ » qui a été transformée en « La religion nous appelle, parmi nous, faisons-la fleurir, un chrétien doit vivre pour elle, pour elle un chrétien doit mourir ». A l’aide de pinces et de pics, les soldats s’attaquent à la porte. Le glas retentit. Après 20 minutes d’efforts, les sapeurs ne sont toujours pas parvenus à ouvrir. Il faut attaquer le bois à la hache. Au moment où retentissent les premiers coups, les larmes coulent. Les morceaux de bois volent en éclat, une brèche se forme. Il faut maintenant repousser la barricade faite à l’intérieur à l’aide de chaises et de bancs reliés par du fil de fer. Des soldats, plus actifs que les autres, se blessent. Une femme leur crie « C’est bien fait, animal ». On les panse et le travail reprend. Après une heure et quart d’efforts, l’ouverture est faite. Mais les Suménois placés à l’intérieur remettent des chaises et des bancs. Un soldat crie « On nous menace ». Douze gendarmes reçoivent alors l’ordre d’entrer en force, mais le Maire les arrête et pénètre le premier dans l’église. Après avoir franchi la barricade, il se retrouve face à des paroissiens surexcités que les prêtres et les fabriciens (dont le président, le futur maire Antoine Saby) tentent à grand peine de calmer. Le maire rappelle la promesse faite de ne commettre aucun acte de violence dans l’enceinte sacrée. Les rangs s’ouvrent enfin, à 1h15, pour laisser passer M. Fortin. Au moment où il pénètre dans l’église, les Suménois se mettent à chanter le cantique « A mort, pêcheur, tout finira ». Le receveur se retrouve alors dans une église presque vide d’objets, décorée comme pour un enterrement, face au sévère chanoine Vosgi qui lui lit le texte de Mgr Béguinot sur l’illégalité, à ses yeux, de cette opération. M. Saby explique ensuite que les quelques objets qui restent sont issus des dons des fidèles et qu’il ne peut donc accepter le procès-verbal.

Après quelques minutes d’inventaires dans ce décor sinistre, M. Fortin se retire. A ce point du récit, l’opuscule sur l’Inventaire rappelle ce qui s’est passé le 14 février 1794, pendant la Terreur, lorsque deux personnes furent désignées par les révolutionnaires pour inventorier les objets de l’église et les enlever. Le bâtiment est alors affecté au culte de l’Etre Suprême voulu par Robespierre, avant d’être laissée à l’abandon pendant plusieurs années. Dans un Sumène très catholiques où certains sont proches du royalisme, cela permet de défendre la thèse selon laquelle le gouvernement de 1906 est l’héritier de la « secte anti-religieuse » révolutionnaire.

A 14h30, tout est terminé. Les personnes qui s’étaient enfermées et qui n’ont rien vu sortent par les portes latérales. La place est noire de monde. Un abbé refuse à un officier le droit de prendre un morceau de la porte, arguant du fait que les Suménois veulent garder ces « précieuses reliques ». Cette porte ne sera d’ailleurs jamais totalement réparée. Elle porte encore, 100 ans après, les traces de cette journée. Les soldats retournent à la gare peu après. Le texte de l’opuscule précise que « la foule les suit, salue encore une fois l’armée et témoigne qu’elle sera toujours sympathique à ceux qui, demain peut-être, seront appelés à défendre nos frontières et verser leur sang pour la Patrie ». Ecrits prémonitoires de ce qui va se passer 8 ans ½ plus tard. A 16 h, le train démarre. Tout est fini. Il ne reste plus qu’à faire le commentaire de cette journée mémorable. Le lendemain, l’article de L’Eclair qui évoque ces faits se termine ainsi : « Suménois, vous avez été crânes dans votre nouvelle résistance. Si la force a primé le droit, soyez certains que le jour de la revanche suivra. Cette vaillante cité cévenole, forteresse imprenable, sera toujours unie dans sa belle devise : Ayant Dieu pour défense, nous ferons résistance. Vendéens cévenols, honneur à vous et merci ». Paradoxalement, peut-être pour ne pas envenimer la situation, Le Petit Méridional raconte cette journée en quelques très brèves lignes.

Partie de Sumène, la troupe se rend au Vigan où elle arrive à 17h. Elle y passe la nuit, dans les locaux des écoles publiques. Le tocsin sonne à partir de minuit et quelques incidents sont relatés. Selon un scénario semblable à celui de Sumène, les opérations d’inventaire commencent dès 8 h en ce 17 février. Après une ½ heure d’efforts, la porte cède. Selon Le Petit Méridional, des manifestants placés dans l’église jettent des chevrons et blessent un lieutenant du génie à la joue au moment où, avec d’autres, il essaie de franchir la barricade faite avec des chaises et les confessionnaux. Il sera soigné par le médecin major et le maire de la ville qui est pharmacien. L’abbé Cardinal intervient alors. « L’écume aux lèvres », selon le quotidien de gauche, il déclare : « Je suis un catholique convaincu, prêt à lutter jusqu’à la mort pour défendre ma religion ». Il n’ira pas jusque-là et proposera finalement un accord : seul l’inspecteur pourra rentrer. Le sous-préfet accepte, mais précise qu’au moindre cri, la troupe interviendra. A l’extérieur cependant, de nombreuses femmes insultent les autorités. L’une d’elle crie même au sous-préfet « A bas les casseroles ». Elle est immédiatement arrêtée (elle sera relâchée peu après). Les soldats repartent en milieu de journée.
Le lendemain, le dimanche 18 février, est enfin connue l’encyclique Vehementer Nos, signée une semaine plus tôt par un pape très discret jusque-là. Pie X y condamne la loi de Séparation, à ses yeux injurieuse pour Dieu et violant le droit naturel des gens. Il ajoute que les catholiques doivent rester unis entre eux et suivre docilement leurs pasteurs. Mgr Béguinot envoie immédiatement une nouvelle lettre pastorale. Il y est à nouveau précisé que les prêtres devront refuser de signer tout procès-verbal, et inscrire sur ceux-ci « Question réservée au souverain pontife ». Il rappelle aussi que l’encyclique papale condamne la loi comme une « violation flagrante des droits de notre foi catholique », une « atteinte à la liberté de conscience » et, évoquant la création des associations cultuelles, « une substitution légale des laïques au pouvoir épiscopal ». Dix jours plus tard, l’évêque de Nîmes prononce une homélie dans une cathédrale archicomble, durant laquelle il prononce les paroles suivantes : « Si on ferme nos églises, après nous en avoir chassés avec violence, nous irons nous réfugier dans les granges. Si on ferme nos granges, nous courrons au cimetière et nous prierons sur la tombe de nos familles, au pied de la croix. Et si cette croix nous est enfin enlevée, et bien nous resterons en pleine campagne et nous prierons devant les étoiles qui réfléchissent la lumière du ciel, et nous verrons bien si nos ennemis pourront les éteindre… ».

Une fois les inventaires terminés à Sumène, les habitants ne peuvent que se contenter de lire quotidiennement les récits de la manière dont se passent (ou ne se passent pas, d’ailleurs, ce qui est fréquent) les autres. Les tensions sont souvent vives, et ce qui devait arriver finit par se produire. Le 3 mars, dans les Flandres, le fils du fonctionnaire chargé des inventaires tire sur quelques-uns des 300 manifestants qui ont brutalement envahi l’église et qui frappent son père. Un homme est tué (un autre, blessé peu avant, mourra dans les jours qui suivent). Ces violents incidents font tomber le gouvernement le 6 mars. Nommé ministre de l’Intérieur, Clemenceau fait suspendre dès le 16 les inventaires là où ils risquent de causer de graves troubles, afin, comme il le déclare, « de ne pas faire tuer des hommes pour compter des chandeliers ». Cependant, la grande majorité des Français semble approuver la Séparation puisqu’aux élections législatives de mai 1906, la gauche, et surtout les radicaux, obtiennent une large majorité. Les débordements qui ont eu lieu à Sumène et dans d’autres régions comme Paris, la Bretagne et les Flandres, sont en fait relativement limités. Le calme revient peu à peu, surtout après que le gouvernement ait, en 1907, renoncé à imposer les associations cultuelles. Dans un grand élan d’unité nationale, les dernières mesures qui posent problème (comme la législation d’exception concernant les congrégations) sont suspendues dès le début de la Première Guerre mondiale. Les relations diplomatiques avec le Vatican ne seront cependant rétablies qu’en 1920. Une nouvelle période s’ouvre, qui peu à peu fait perdre la mémoire de cette période de débat très vif sur le rôle du catholicisme dans la société française.



 




La troupe sur la place de l'Eglise


 
 
 
 


L'ouverture de la porte le 16 février 1906, jour des Inventaires.
 
 
 
 






M. FOULQUIER - Le Chanoine VOSGI - M.SABY
 
 
 
 








 

 

 

 


 

 

 
 



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